Comprendre l’Italie d’aujourd’hui en sept films emblématiques

Sept films répartis sur six décennies permettent de saisir avec nuance et par le vecteur d’œuvres majeures l’évolution de l’Italie des soixante dernières années. Du regard rétrospectif sur l’accession des fascistes au pouvoir en 1922 à un portrait cruel d’un Silvio Berlusconi en fin de course, le cinéma italien révèle une Italie à la fois empreinte de réflexivité et teintée de désabusement, d’ironie et d’humour «à l’italienne». À l’heure où Giorgia Meloni gouverne l’Italie, il est intéressant de se plonger dans ce cinéma artistiquement riche et qui nous apprend tant de l’Italie, nation sœur parfois encore mystérieuse pour nous.

Au confluent de la culture et de la politique, le pays de Gramsci fournit depuis l’après-guerre à la fois à l’Europe et au monde une richesse cinématographique rare, dont la qualité ne s’étiole pas au fil des décennies. Ce sont à la fois des faits sociaux ancrés dans l’Italie des différentes époques et régions, mais également des portraits sans fard de tous ses dirigeants que le grand écran italien nous livre, et dont ici beaucoup devraient s’inspirer et tous méditer.

Dino Risi, Paolo Sorrentino, Ettore Scola ont fixé sur la pellicule une vision de l’histoire de l’Italie et des instants de celle-ci, reflétant nuances et interrogations. Servis par des comédiens de la stature de Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Toni Servillo et beaucoup d’autres, ces films ont une importance cinématographique majeure et peuvent être considérés comme des témoignages directs de première main. Artistiquement au sommet, ils éclairent le spectateur avec une finesse rare sur la vie italienne et, ici en particulier, sur sa vie politique.

«La Marche sur Rome» (1962) de Dino Risi

Œuvre du grand Dino Risi, seulement quarante ans après les événements menant à l’accession de Mussolini au pouvoir, La Marche sur Rome reste dans la postérité par le sujet même du film, le talent de Risi et le jeu de Gassman et Tognazzi, accompagné –pour le plaisir du spectateur français notamment– de Roger Hanin.

Satire implacable de l’accession de Mussolini au pouvoir, interprétée par un duo des plus convaincants, La Marche sur Rome reste un grand moment de cinéma et révèle Dino Risi, qui réalisera des monuments du cinéma comme Le Fanfaron, Les Monstres et tant d’autres, dont Au nom du peuple italien. Féroce et drôle, il décrit le fascisme montant comme une armée de brutes ridicules.

«Nous nous sommes tant aimés» (1974) d’Ettore Scola

Voilà un film apprécié en France. À l’instar de Vincent Macaigne ou de Thierry Ardisson, nombreux sont ceux qui aiment particulièrement cette comédie dramatique et sentimentale sur les destins croisés de quatre protagonistes. Des maquis contre l’occupant allemand de 1844 aux années 1970, une femme et trois hommes traversent trois décennies. Les destinées différentes des personnages sont intimement liées à l’évolution et la modernisation de l’Italie d’après 1945.

Les engagements premiers, les idéaux et l’amitié sont soumis à l’épreuve du temps, des événements, de la condition matérielle et sociale des uns et des autres. La capacité d’Ettore Scola et de ses comédiens à montrer les mêmes personnages à différentes époques en fait un monument du genre.

«La Terrasse» (1980) d’Ettore Scola

Autre film d’Ettore Scola majeur, La Terrasse, sort en 1980. La participation de Jean-Louis Trintignant et Serge Reggiani souligne le caractère franco-italien de la production, mais ne peut camoufler la profonde italianité du sujet. Le thème de la terrasse comme carrefour de destin évoque le non moins splendide Retour à Ithaque de Laurent Cantet, qui permet un lecture de l’histoire de Cuba au prisme des destins croisés des personnages sur fond de quartier de Centro Habana.

Dans le film d’Ettore Scola de 1980, les amis qui se retrouvent sur la terrasse sont vieillissants, moins biologiquement que par rapport à la mutation de la société. C’est à coup sûr le film visionnaire d’une époque que rétrospectivement on découvre charnière. Producteur à la RAI, député du PCI, auteur de scénarios, tous voient leurs destins laissés à quai par les mutations de l’Italie. Une fois de plus, le temps qui passe, qui emporte les personnages est au cœur du film, peinture des derniers temps de domination de la gauche intellectuelle en Italie.

«L’Adieu à Berlinguer» (1984), documentaire collectif

Pour le cinéphile, difficile dans ce film documentaire sur les obsèques du grand dirigeant du PCI des années 1970 à 1980 de ne pas voir Marcello Mastroianni veillant le cercueil d’Enrico Berlinguer. Berlinguer reste dans l’histoire comme l’un des plus charismatiques leaders communistes d’Europe occidentale, le chef du plus brillant des PC du monde. Berlinguer, homme discret issu de l’appareil communiste et de l’aristocratie sarde, est un sujet prometteur pour le cinéma documentaire italien de haute tenue.

Trente ans après, c’est Walter Veltroni, ancien dirigeant du centre-gauche issu du PCI et de son journal L’Unita, qui réalisait un autre documentaire –Quando c’era Berlinguer («Quand Berlinguer était là»)– sur cette figure emblématique de l’histoire récente de l’Italie. Lors de la campagne des élections européennes de 1984, au cours d’un meeting à Padoue, Berlinguer est victime d’un accident vasculaire cérébral massif qui l’emporte quelques jours plus tard. Extrêmement émouvantes sont les images de ce meeting de Padoue où, devant ses difficultés à prononcer son discours, la foule l’encourage et scande «Enrico, Enrico…».

Plus d’un million d’Italiens assistent aux obsèques du leader du PCI. Bertolucci filme là toute l’Italie d’une époque. Elle s’éteindra dans les années suivantes, sous l’effet des mauvais choix stratégiques de la gauche, alors que la plupart des partis du pouvoir sombraient dans un gigantesque scandale judiciaire. Almirante, l’aristocrate napolitain fasciste, s’incline devant le catafalque de Berlinguer, l’aristocrate sarde communiste. La mort de Berlinguer annonce la mort d’une certaine conception de la politique en Italie.

«Il Divo» (2008) de Paolo Sorrentino

Réaliser une fresque aussi esthétique sur un personnage historique doté d’aussi peu de charisme que Giulio Andreotti, c’est un défi qu’a relevé Sorrentino avec le concours magistral de son acteur fétiche Toni Servillo. Andreotti, figure inamovible de la vie politique italienne pendant un demi-siècle, et son courant redouté constituant l’aile droite de la Démocratie chrétienne (DC), sont entachés par les scandales.

L’intrigue du film, qui est en fait un tableau en clair-obscur de la figure d’Andreotti, se situe au crépuscule de la carrière de celui-ci, entre son ultime accession à la tête du gouvernement et sa comparution devant la justice. L’obsession d’Andreotti est de garder son médicament fétiche au tableau des prescriptibles, tandis que l’assaillent maux de tête et litanie des morts dont certains le suspecteront d’être au moins indirectement responsable. Le journaliste Mino Pecorelli, le général Dalla Chiesa et Aldo Moro sont les victimes réelles de la mafia mais dont les Italiens –jusqu’aux juges– suspectent ou ont suspecté les tueurs qu’ils n’ont pas agi de la seule initiative de celle-ci.

«Viva La Libertà» (2013) de Roberto Andio

Ultra-primé en Italie, voilà un film dont l’intrigue fusionne avec la problématique ancienne de la démocratie italienne. Plus connue en Italie en France, cette comédie dramatique est une fiction sans en être totalement une. Au plus bas dans les sondages, accusé dans les rangs de son propre parti de ne pas être à la hauteur, le chef du centre-gauche incarné par Toni Servillo choisit délibérément de disparaître.

Sa femme et son principal collaborateur choisissent de lui substituer son jumeau. Philosophe auteur d’un livre remarqué, ce jumeau sort de l’hôpital psychiatrique où l’ont mené les vicissitudes d’un trouble bipolaire. Or, alors que l’un est réfugié chez Danielle (Valeria Bruni-Tedeschi, au bonheur toujours aussi larmoyant), le jumeau redresse spectaculairement les intentions de vote et triomphe sur le terrain. La scène finale prête à toutes les interprétations. Au-delà de savoir lequel des deux a pris place à la tête du Parti démocrate, c’est un dilemme qui demeure pour nos démocraties: s’effacer ou bousculer les choses.

«Silvio et les Autres» («Loro») (2018) de Paolo Sorrentino

Alors qu’Il Divo, par son sujet et sa lumière, donnait au film un parfum de tragédie en pente douce, Silvio et les Autres (Loro) est souvent filmé comme un clip publicitaire narrant la vie du grand patron et dirigeant italien Silvio Berlusconi, plusieurs fois président du Conseil et de plus en plus figure de cire de la vie de l’Italie, dans tous les sens du terme. Berlusconi, entouré de jeunes femmes, au crépuscule de son existence, n’a qu’un plaisir: décrocher son téléphone pour vendre un projet immobilier à un inconnu.

Entre fêtes pathétiques et tentatives de retour au pouvoir, Silvio Berlusconi est présenté sous le jour le moins enviable qui soit. Une faune de facilitateurs et d’entremetteurs gravite autour de lui alors que Veronica Lario a plié bagage depuis un certain temps. Cette dernière lui demande pourquoi il n’a jamais respecté son engagement de diffuser des émissions culturelles sur ses chaînes; il lui répond qu’il a diffusé «des quiz».

Une fois de plus, c’est Toni Servillo qui incarne le personnage central. Il parvient, au-delà du maquillage même, à incarner Berlusconi autant qu’Andreotti. Il Divo jouait des ombres et lumières du vieux Rome, Loro utilise les lumières des clips et salles de fitness. Or, cette lumière révèle un personnage à la fois grimaçant et figé, un homme qui n’a pas vu le temps passer.


Et une série: «Commissaire Montalbano»

Au contraire des séries policières françaises, dont le scénario désormais quasi unique est transposé aux quatre coins de l’Hexagone dans des paysages dont la diversité semble avoir pour fonction de faire oublier la vacuité du genre, Commissaire Montalbano est une série aux arêtes ciselées et aux intrigues renouvelées.

Il faut dire que les nouvelles et romans d’Andrea Camilleri fournissent des scénarios aussi bien construits qu’intéressants, tant pour l’intrigue policière que pour les peintures des milieux dans lesquels les enquêtes se déroulent. Basé en Sicile, Salvo Montalbano enquête dans des milieux différents, souvent parties prenantes d’un morceau d’histoire de l’île, de la mafia au fascisme. Montalbano renvoie à la littérature policière italienne, qui se marie bien avec l’usage de l’objectif.

Aucun pays probablement n’a plus mis en scène et en perspective sa propre évolution sociale et politique que l’Italie. L’Italie disant beaucoup du destin de l’Europe, ces films revêtent une dimension importante pour qui est passionné tant de cinéma que d’histoire transalpine, parce que ce sont souvent des œuvres relatant des mutations sociales dans le temps.

Sa littérature du XXe siècle est foisonnante et son cinéma étincelant. Il n’est jamais impossible, quand on s’intéresse à la vie politique et sociale italienne, d’avoir à l’esprit des scènes du cinéma italien. Mais s’il nous raconte souvent l’Italie, il le fait en nous parlant de l’Europe et de nous tous.

Comprendre l’Italie d’aujourd’hui en sept films emblématiques